La théorie du nudge, littéralement «coup de pouce», est une pratique développée par l’économie comportementale et utilisée en marketing pour influencer en douceur –ou en douce– les choix des consommateurs.

Popularisé en 2008 par le juriste américain Cass Sunstein et l’économiste Richard H. Thaler dans l’ouvrage Nudge, le concept a valu à ce dernier un prix Nobel d’économie en 2017.

Modération bienveillante et manipulation mercantile

Les deux hommes considèrent avec humour que l’être humain «ne possède ni le cerveau d’Einstein, ni les capacités de mémorisation du Big Blue d’IBM, ni la volonté de Mahatma Gandhi» et qu’il faut donc aider les individus à prendre les meilleures décisions pour eux-mêmes et la communauté, quitte à le faire parfois sans leur consentement explicite.

Ainsi, en 2014, grâce aux fameuses mouches, les frais d’entretien de l’aéroport d’Amsterdam ont chuté de 8% en quelques semaines à peine, simplement parce que les hommes préfèrent viser une cible imaginaire plutôt qu’uriner à côté des toilettes. Charmant et efficace.

Plus de dix ans après sa popularisation, le nudge a évolué parallèlement aux pratiques de consommation et aux espaces de socialisation. Les réseaux sociaux, les applications mobiles ou les plateformes de vente en ligne voguent sur le concept, naviguant entre modération bienveillante et manipulation mercantile.

Imaginez un grand bol, bien large et profond. Dedans, chaque matin, un père verse à sa fille trente grammes de ses céréales favorites. Dans le récipient, la maigre pitance a l’air bien ridicule.

Un matin, pris d’une éclair de génie, le père décide de remplacer ledit bol par un plus petit, plus étroit, de forme et de couleur identique au précédent. Soudain, ces trente grammes de céréales remplissent tout le contenant et semblent beaucoup plus appropriés à l’appétit féroce de la gamine.

Exemple parfait d’un nudge vertueux du quotidien, cette affaire de bol montre aussi l’une des principales caractéristiques du concept: les nudges utilisent notre irrationalité relative et nos perceptions, nos biais cognitifs pour arriver à transformer nos choix.

L’intérêt des nudges est ainsi d’aider les personnes à prendre certaines décisions sans entraver leur liberté. «Les nudges, c’est du rebranding de techniques de psychologie sociale qui sont revenues au goût du jour grâce au best-seller de Thaler et Sunstein», explique Olivier Oullier, psychologue, membre du groupe Nudge France et président de la société EMOTIV, spécialisée en bio-informatique.

Selon lui, un nudge ne doit pas induire à la faute, être transparent et identifiable relativement facilement. Il s’agit d’inciter à changer les comportements mais sans contraindre brutalement. Les deux auteurs ont nommé cette philosophie le «paternalisme libertarien», étrange oxymore qui regroupe à la fois l’influence du nudge et la possibilité de s’en détourner.

L’idée a rapidement fait de l’œil aux pouvoirs publics. En 2009, Barack Obama crée la première «nudge unit» gouvernementale, nommant Cass Sunstein à sa tête. Il est suivi par David Cameron, qui crée la cellule Behavioral Insight au Royaume-Uni l’année suivante, et réussit rapidement un coup de maître en matière de nudge avec la société américaine Opower.

Le gouvernement a fait parvenir aux citoyen·nes britanniques une lettre comparant les dépenses énergétiques de chaque foyer avec celles du voisinage. Pour les bons élèves, des encouragements sous forme de smileys, pour les mauvais, quelques conseils pour aider à réduire les dépenses. À la clé, de substantielles économies sur les dépenses énergétiques du pays.

Ici, le nudge se situe dans la comparaison. Nos biais cognitifs tendent à nous encourager à correspondre avec la norme sociale et à être adoubé·es par celle-ci.

Nudge sur Instagram, Sludge pour Snapchat

La multiplication des nudges à des fins marketing et politiques a donné lieu, au fil des années, à un débat animé. Ces incitations privent-elles les individus de leur liberté de choix?

Si les théoriciens et partisans des nudges les conçoivent nécessairement comme un outil non contraignant et facilement reconnaissable, cette influence vertueuse ne peut-elle pas se transformer en manipulation dissimulée, comme le soulignent les critiques du concept?

Sur les plateformes de vente en ligne, les services de streaming ou les applications, les nudges ont trouvé un écho important qui permet de réfléchir à ce principe de manipulation et de questionner nos usages en ligne.

Au mois de mai dernier, lors de la conférence annuelle de Facebook F8, Adam Mosseri a annoncé qu’Instagram cherchait un moyen de «nudger» ses utilisateurs et utilisatrices pour lutter contre le harcèlement sur l’application. Comment? En les prévenant lorsqu’elles s’apprêtent à poster un commentaire haineux, sans pour autant les contraindre à modifier leur message.

L’outil, qui n’a pas été présenté en détails, est encore en cours de conception. Mais face aux difficultés des réseaux sociaux à endiguer la haine en ligne, l’idée peut séduire. Imaginons un bot qui, grâce à la reconnaissance de texte, pourrait détecter l’écriture d’un commentaire haineux ou xénophobe. Un message pop-up inciterait alors la personne à modifier les termes employés, sans pour autant la contraindre à le faire.

L’utilisation du concept de nudge en ligne a, pour le moment, été l’apanage d’une vision mercantile de ce concept. À la place des nudges, les applications ou plateformes de vente utilisent souvent des «sludges», également nommés «dark patterns».

Concrètement, il s’agit d’utiliser ces mêmes biais cognitifs, mais sans autre but que pousser toujours plus à la consommation, à l’abandon de ses données personnelles ou de son temps.

En avril, le régulateur des technologies du Royaume-Uni (Information Commissioner’s Office) a épinglé Snapchat pour son utilisation de «techniques de nudges» et «l’exploitation de processus psychologiques inconscients» sur l’application, principalement utilisée par des mineur·es.

En cause, les «snap streaks», c’est-à-dire un décompte du nombre de jours consécutifs où l’on a échangé avec une même personne, via l’application. Au bout d’un certain temps, plusieurs emojis spéciaux sont débloqués, encourageant l’usagè·re à préférer Snapchat à ses alternatives.

«250 personnes regardent cette annonce»

Les exemples abondent. On peut citer le fameux «250 personnes sont également en train de regarder cette annonce» ou «Il ne reste que deux offres comme celle-ci» sur Airbnb ou les sites de voyagistes.

La «continuité forcée», qui s’apparente également à un nudge, permet d’offrir une quinzaine de jours de gratuité sur une application, par exemple, avant de faire payer pour le produit –en misant sur notre capacité à oublier.

Les applications aux notifications push comme Tinder («Martine a vu votre profil!») ou Duolingo («Avez-vous abandonné l’apprentissage du japonais?») ont également leurs propres techniques de nudge pour vous faire toujours revenir sur le service.

«Ce sont des systèmes incitatifs, analyse Olivier Oullier. Dans notre cerveau, nous avons un système de la récompense. Si vous aimez le chocolat et que je vous en parle, votre système de récompense va entrer en activité. C’est précisément la même chose avec des emojis ou des likes. Nous augmentons la dopamine dans notre cerveau en nous conformant socialement.»

Les géants d’internet n’ont pas l’obligation de dévoiler leurs techniques commerciales. Mais avoir conscience des nudges et des sludges qui remplissent nos applis, c’est pouvoir choisir d’y plonger ou de s’en détourner. Comme le bouton de lecture automatique de Netflix.


 #LabsCultureWeb –  par Benjamin Bruel pour Korii